Réception à l'Académie Vétérinaire de France le 24 février 2011

 

Réception par le Pr Henri Brugère


Réponse de Pierre Mormede

 

 

Discours de réception par Monsieur le Professeur Henri Brugère, président 2010 de l’Académie vétérinaire de France

 

Nous recevons aujourd'hui dans notre compagnie Pierre Mormède, en tant que membre titulaire de la première section (Enseignement-Recherche). Il s'agit de la réception officielle, alors que Pierre est déjà élu depuis un certain temps et que sa participation à nos activités, particulièrement celles de la section 1, font qu'il est maintenant bien connu de nous tous. Mais je n'aurais pas voulu faire une réception "à la va-vite", car nous avons bien des choses à évoquer, en particulier celles que nous avons faites en commun, même si elles sont bien légères devant son réalisé impressionnant.

 

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Pierre Mormède passe toute son enfance et ses années de jeunesse dans la région Nord, où il s'intéresse aux activités des vétérinaires. Il suit un confrère rural et l'aide, à l'occasion, pour les agnelages, pour lesquels la taille de ses mains lui confère une incontestable supériorité ! En 1967, il obtient son baccalauréat de Mathématiques élémentaires.

Après un an de préparation au lycée Faidherbe, il est reçu premier au concours d'entrée dans les ENV et c'est ainsi qu'il arrive, à l'automne 1968, en première année à l'Ecole d'Alfort à une date où, jeune assistant de physiologie, je terminais mon service militaire. C'est ainsi que je peux témoigner de visu, et bien sûr avec une mémoire encore assez solide, que Pierre Mormède fut un étudiant très sérieux, présent aux cours et intéressé par sa formation. Avant même d'être en fin de scolarité, il commençait sa thèse de doctorat vétérinaire sous la direction d'André Jondet. Il consacra ensuite une année pour la mener à bien. Nous nous sommes donc bien connus à cette époque, car Pierre passait beaucoup de temps au laboratoire, pour réaliser les anses intestinales isolées chez les rats et pour extraire les lipides de leur contenu. Ce travail l'a conduit à soutenir en décembre 1974 sa thèse de Doctorat vétérinaire

"L'excrétion Digestive des Lipides. Essai de Modification Pharmacologique"

 

Sain de corps et d'esprit Pierre se devait, avant d'entrer dans la vie active, de s'acquitter de son service militaire qu'il choisit de faire dans la coopération. C'est ainsi qu'il se retrouva pour deux ans au Maroc, de 1973 à 1975, à l'Institut Hassan II de Rabat. Cet Institut, qui affiche maintenant son objectif "agronomique et vétérinaire", avait été créé initialement seulement pour l'enseignement agronomique et son directeur, Mr Bekkali, avait commencé à élargir le domaine couvert par la formation en créant une section vétérinaire. Pour ce faire, il s'était entouré de collègues français, en l'occurrence les Prs Raymond Ferrando et Henri le Bars. Un vétérinaire effectuant son service national était affecté à l'Institut, de manière à faire fonction d'organisateur local, gérant les enseignements, dont la plupart étaient, au début, assurées par des enseignants missionnaires.

 

C'est ainsi que j'ai retrouvé Pierre à Rabat en avril 1974, pour la première mission que j'y effectuais, dans des conditions assez précaires, car si, à l'Institut Hassan II, les locaux vétérinaires n'étaient pas encore sortis de terre, les salles de cours de la section agronomique permettaient cependant de délivrer l'enseignement magistral, mais il n'y avait encore rien pour les travaux pratiques. Pierre avait suggéré d'aller occuper des locaux de la faculté de médecine, et il avait assuré le contact diplomatique et aussi apporté l'aide technique à la préparation des manipulations. L'année suivante Pierre aidait à la mise en route et à l'équipement des locaux nouvellement construits. Au cours des autres missions que j'ai effectuées pendant que Pierre était en affectation à Rabat, j'ai pu voir tout le travail qu'il accomplissait pour organiser et équiper les services de la partie vétérinaire de l'Institut, son activité ne se limitant évidemment pas à l'enseignement de Physiologie.

 

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A partir d'octobre 1975, Pierre Mormède entre à l'INRA comme chercheur contractuel. Il commence ainsi une carrière dont des caractéristiques seront celles d'une mobilité mise au service de ses axes de recherche et de la nécessité d'établir des collaborations et de constituer des synergies avec d'autres organismes. C'est pour cette raison que Pierre se trouvera, au cœur de sa carrière, à être en partenariat avec l'INSERM et le CNRS. Sa première affectation a été la Station de Pharmacologie-Toxicologie de Toulouse dirigée par Claude Labouche et Yves Ruckebusch, où il restera jusqu'en septembre 1980. Il débute son activité de recherche sur le thème du stress qui demeurera pendant toute sa carrière sa thématique de fond. Pierre l'a défini de manière pragmatique comme "un concept commode où sont dissimulées toutes nos ignorances des interactions de l'animal avec son environnement".

En mars 1978, Pierre soutient à l'Université Paul Sabatier de Toulouse, sa Thèse de Doctorat de Troisième Cycle, dont le titre est :"Etude de l'Influence des Modifications de l'Axe Hypophyso-Corticosurrénalien sur le Comportement du Porc en Situation de Conditionnement"

 

Après un séjour au Rudolf Magnus Institute for Pharmacology d'Utrecht pour effectuer un stage consacré au thème "Neuropeptides et Comportement", Pierre rejoint le laboratoire de Neurobiologie des Comportements de l'INRA, Université de Bordeaux II, dirigé par R. Dantzer. De mars 1983 à septembre 1994 ce laboratoire deviendra Laboratoire de Neurobiologie des Comportements Adaptatifs, Bordeaux, sous une double tutelle, de l'INSERM (U259, Directeur M. LeMoal) et de l'INRA (Directeur R. Dantzer). Le terme d'UMR n'était pas généralisé, sans doute encore pas créé. Dans cette structure, Pierre est alors responsable de l'équipe "Neuroendocrinologie et Physiopathologie de l'Adaptation" et le restera jusqu'en 1994.

Les travaux de cette équipe évoluent vers une approche psychobiologique du stress, dans laquelle les diverses composantes des réponses adaptatives (comportementale et neuroendocrinienne), sont prises en compte. Cette approche élargit le champ des modifications induites par l'environnement et apporte une vision plus intégrative de leur déroulement et de leur déterminisme.

 

Au cours de la décennie des années 80, Pierre fait deux stages aux Etats Unis. Le premier, d'un an à l'Institut Salk de San Diego (Californie), dans le Laboratoire de Neuroendocrinologie dirigé par Roger Guillemin. Ce chercheur français expatrié (qui reçut le prix Nobel en 1977 avec 2 de ses collègues) s'est illustré comme découvreur des peptides hypothalamo-hypophysaires, dont beaucoup sont des facteurs de régulation de l'activité de l'anté-hypophyse. Dans ce laboratoire, Pierre travaille sur le rôle du Fibroblast Growth Factor dans les Régulations Neuroendocriniennes.

 

Ultérieurement, Pierre effectuera aussi un second stage, d'une durée de 4 mois se déroulant d'une part à l' Ecole de Médecine de l'Université de Saint Louis, (Missouri), dans le Laboratoire de Pharmacologie dirigé par le Pr T.C. Westfall, et d'autre part dans le laboratoire de Neuropharmacologie de l'Institut de Recherche et Développement de la firme Searle, dirigé par Mr P. Wood, où il s'initie aux aspects neurochimiques, plus particulièrement au dosage des neurotransmetteurs par chromatographie gazeuse et spectrométrie de masse.

 

De 1994 à 1997, Pierre est Directeur du laboratoire de "Génétique du Stress et de Neurobiologie de l’Adaptation", structure mixte, INRA et INSERM, insérée dans l'Université de Bordeaux II. De 1998 à 2006, il focalise son activité sur les aspects génétiques. Il dirige alors le laboratoire de "Neurogénétique et Stress", structure toujours mixte, INRA-INSERM, rattachée à l'Institut François Magendie de Neurosciences, appartenant aussi à l'Université Bordeaux II. L'assemblage des unités de chacun des deux instituts INRA et INSERM évoluera au cours de cette période, dans deux configurations successives de 1998 à 2002 et de 2002 à 2006.

Dans cette période, Pierre Mormède reçoit le titre (en 1995) de "Professor adjunct", Dept Biobehavioral Sciences, Pennsylvania State University, State College, PA, USA. Dans le cadre de son institution d'appartenance, l'INRA, il accède en 1999 au titre de Directeur de Recherches de 1ère classe.

 

Depuis 2007, Pierre a apporté sa participation au Laboratoire "Psychoneuroimmunologie, Nutrition, Génétique" (PsyNuGen), structure mixte INRA-CNRS, toujours de l'Université Bordeaux II, qui comporte trois équipes, dont deux sont à orientation neurologique (interactions glie-neurones et relations entre troubles neuropsychiatriques et nutrition). Pierre est Directeur-adjoint de l'ensemble PsyNuGen et responsable de la troisième équipe "Variabilité génétique de l’axe corticotrope, mécanismes moléculaires et conséquences physiopathologiques".

 

Afin d'approfondir les aspects génétiques Pierre s'est rapproché en 2010 d'un laboratoire de génétique moléculaire, en l'occurrence l'équipe de génétique porcine dirigée par Juliette Riquet au sein du laboratoire de Génétique Cellulaire de Castanet-Tolosan. Ne cherchant pas une position de pouvoir, Pierre a accepté d'être accueilli dans cette équipe "sur un strapontin", comme il l'avait demandé. Parallèlement il a accepté des missions extérieures à ce laboratoire, la participation à l'expertise collective INRA sur les "douleurs animales" et la co-direction d'une mission sur le "phénotypage à haut débit".

 

Ainsi que l'indique l'énoncé des unités et des laboratoires dans lesquels Pierre Mormède a effectué son parcours, son domaine d'intérêt est resté toujours le même: le stress, le bien-être animal et les conséquences physiopatho-logiques résultant des environnements défavorables. A l'unicité de cette thématique Pierre a opposé une approche pluridisciplinaire conduite soit par lui même soit par les collaborations contractées avec les médecins et les généticiens. C'est pourquoi, il a pu poursuivre de manière très approfondie l'étude de la physiopathologie du stress, de ses conséquences, de ses facteurs prédisposants et de son déterminisme.

 

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Mon intention n'est pas de passer maintenant en détail l'ensemble de ses réalisations et de ses publications, mais seulement de souligner quelques uns des points forts de ses travaux et la stratégie qu'il a utilisée en diversifiant les approches autorisées par d'autres disciplines

 

La première étape a été l'étude de l'axe corticotrope, incluant l'évaluation des facteurs, établis ou possibles, pouvant être considérés comme hypophysio-tropes et susceptibles de produire la libération de l'ACTH et ultérieurement des corticoïdes. A propos de ce chapitre de l'endocrinologie, en grande partie classique, Pierre a précisé les moyens permettant d'évaluer la réactivité des différentes parties de l'axe. Il a précisé aussi le rôle mineur de la vasopressine comme facteur hypophysiotrope, par l'étude de ses récepteurs et par leur blocage. Il a précisé aussi le rôle des autres hormones dont la libération est accrue en réponse à l'agression, comme la prolactine.

Dans la même optique, des hormones libérées par une commande d'origine centrale, Pierre a étudié aussi les catécholamines, en particulier l'induction des enzymes responsables de leur synthèse, la tyrosine hydroxylase et la PNMT, dont l'induction révèle plus une exposition chronique à l'agression qu'une exposition aiguë.

 

Après la partie purement endocrinologique, Pierre a abordé l'intervention du psychisme, en s'intéressant à la relation entre l'endocrinologie et le comportement. Les contraintes auxquelles peuvent être soumis les animaux dans les conditions d'élevage intensif entraînent fréquemment des comportements se traduisant par des activités orales telles que des stéréotypies ou du cannibalisme. Là encore, l'intérêt des corticoïdes comme marqueurs est mis en lumière: des porcs qui ont la possibilité de mordiller une chaîne pendant la distribution de nourriture faite par intermittence pour induire une activité orale compulsive présentent une diminution de la cortisolémie que l'on n'observe pas chez les porcs auxquels on n'a pas laissé cette possibilité.

 

Dans cette approche psychobiologique, les neurotransmetteurs centraux doivent être pris en compte, ainsi que les systèmes d'origine périphérique qui leur apportent les informations. Parmi les actions ascendantes, centripètes, on retrouve les corticoïdes, qui du fait de leur liposolubilité peuvent gagner l'encéphale où ils trouvent des récepteurs localisés dans des zones importantes mises en jeu dans le contrôle des réponses adaptatives neuroendocriniennes (hypothalamus, hypophyse), neuro-végétatives (hypothalamus, tronc cérébral) et comportementales (système limbique, neurones dopaminergiques).

 

Ces approches comportementales ont conduit Pierre Mormède à rechercher les particularités pouvant exister entre différentes races de la même espèce, dans l'aptitude à répondre à une agression par une forte activation des systèmes neuroendocriniens. Sa démarche initiale a consisté à comparer différentes races de porcs, européens et chinois. Les porcs chinois, en particulier ceux de la race Meishan, montrent une hyperactivité de l'axe corticotrope et une hyporéactivité comportementale. Ces différences de réactivité ayant, à l'évidence un déterminisme génétique, la suite logique était la recherche des sites du génome supportant ces différences fonctionnelles. Dans un projet intitulé Pigmap, Pierre a comparé les porcs des races Large White et Meishan. Pour ce faire, il a recherché les locus de traits quantitatifs ou QTL.

 

Après avoir opéré ce "virage génétique" et en raison de l'importance, chez l'animal comme chez l'Homme, des répercussions sur le système immunitaire, Pierre a fait ensuite un second changement de direction, cette fois-ci vers l'immunité. L'idée directrice était que "les effets du stress ne sont pas en rapport avec la nature physique du stimulus mais avec les conditions psychologiques dans lesquelles la situation est vécue. C'est ainsi que des chocs électriques ont peu d'action si l'on donne à l'animal la possibilité d'en contrôler l'apparition par son comportement".

 

Ayant ainsi exploré les mécanismes par lesquels l'environnement influence les fonctions physiologiques et l'importance des processus psychobiologiques, le lien est établi avec les conséquences qui se produisent chez l'animal, que ce soit pour son bien-être au sens large ou pour les productions, la composition des carcasses et la qualité des produits. Ces conséquences sont aussi de première importance pour la santé humaine (troubles de l’humeur, troubles des comportements d'ingestion, obésité). Cette déduction logique a conduit Pierre à se tourner vers les métabolismes, pour étudier des populations de patientes obèses et explorer des mécanismes chez l'animal de laboratoire.

 

L'étude de deux souches de rats, d'une part les Brown Norway (BN), phénotypiquement maigres, et d'autre part les rats Fischer, qui développent une obésité et une insulinorésistance au cours de leur vieillissement et présentent des particularités relatives à leur récepteur aux minéralocorticoïdes a fourni un modèle expérimental. Pierre a montré que, chez le rat BN le récepteur aux minéralocorticoïdes, ou récepteur MR, est actif constitutivement, c'est à dire en l'absence de ligand, ce qui explique que, dans cette souche, la surrénalectomie n'entraîne pas de déficit des fonctions dépendantes de l'aldostérone. La cause de cette particularité a été rapportée à une mutation ponctuelle portant sur le gène codant pour le récepteur MR. Cette mutation a pu être reproduite dans des cellules rénales en culture. L'interprétation de la particularité du rat BN est que le récepteur MR est hyperactif et qu'étant aussi activé par la progestérone, cette dernière peut se substituer à l'aldostérone lors de surrénalectomie. D'autres études génétiques ont aussi concerné le système rénine-angiotensine, et si leur objectif était essentiellement de mettre en évidence la multiplicité des sites responsables de la variabilité génétique, elles ont aussi permis de montrer la moindre réponse des cellules de la zone glomérulée du cortex surrénalien des rats BN à l'angiotensine II.

 

Cette revue rapide de la ligne de pensée et la démarche expérimentale de Pierre Mormède illustre la diversité des approches qu'il a utilisées pour aboutir à une production de connaissances qu'il a publiées dans 3 ouvrages, 24 chapitres d'ouvrages, près 210 articles scientifiques, et autant de communications en congrès.

 

 

Pierre, voici qu'il y a presque une quarantaine d'années tu m'initiais au comportement des poulpes sur la plage de Mohammedia. Au fil du temps, nous ne nous sommes jamais perdus de vue et tu as toujours répondu positivement aux sollicitations que je t'ai faites pour faire bénéficier de tes compétences l'enseignement vétérinaire ou les activités de l'Ecole d'Alfort. Je rappellerai ta collaboration à la préparation du numéro spécial du RMV consacré au stress, ta participation à l'enseignement dispensé à nos étudiants en particulier dans la période de la fin des années 80 et du début des années 90. Alors que le bien être n'était pas encore une directive énoncée dans les standards européens de l'AEEEV, j'avais commencé à faire en sorte que nos étudiants reçoivent des informations dans ce domaine et prennent aussi conscience de la montée des préoccupations de la société. Au fil des années, le cadre de ces enseignements a changé, pendant quelques années il s'agissait d'enseignements optionnels puis par la suite des "minimodules". Tu as toujours répondu présent à mes sollicitations. Je ne passerai par non plus sous silence l'appui que tu m'as apporté en formant l'une des mes collaboratrices, Françoise Pupin, au suivi de la corticostéronémie du rat.

 

Ta carrière scientifique montre que tu es resté dans la droite ligne de la formation que tu as reçue des Ecoles et du souci généraliste que la vétérinaire ne devrait pas perdre de vue. Ta focalisation sur le thème du stress, et les recherches que tu as accomplies dans les domaines aussi divers que l'endocrinologie, la neurochimie, la génétique ne t'ont pas empêché de t'occuper aussi bien de l'animal de rente, que de l'animal de compagnie et de l'animal de laboratoire.

Par ailleurs, une des aspects positifs de ta démarche a été de faire appel à l'animal de rente, qui a apporté des modèles spontanés susceptibles de te permettre de trouver les réponses aux questions posées. Aller chercher le Porc Meishan n'est pas une évidence, mais le résultat était là! Par ailleurs cette démarche faite d'un point de vue purement fondamental trouve directement ses applications dans le domaine de la zootechnie !

Je devrais te dire "sois le bienvenu parmi nous", mais tu es déjà ici chez toi !

 

                                                                                                          Henri Brugère

 

 

Réponse de Pierre Mormède

 

Monsieur le Professeur, cher Ami,

Monsieur le Président, chers Collègues,

Mesdames, Messieurs,

 

C’est un grand honneur que vous me faites de m’accueillir parmi vous et c’est un plaisir particulier d’être accueilli par mon ami le professeur Henri Brugère avec lequel j’ai interagi, comme il vient de le rappeler, avant même d’avoir terminé mes études à Alfort puisque dès la première année, je trainais au laboratoire de Physiologie du Professeur Henri Le Bars, dans lequel j’ai expérimenté sous la houlette du Professeur André Jondet pour l’obtention de la thèse. Recherche, enseignement, physiologie, pharmacologie, cette période a beaucoup marqué ma carrière, ainsi que les deux années passées à Rabat en tête de pont de l’enseignement de Physiologie et Thérapeutique.

 

Epoque évoquée par Henri, et qui reste dans mon souvenir comme une parenthèse exceptionnelle. Il y a eu bien sûr les cours au pied levé quand le Pr Le Bars ne pouvait pas assurer au dernier moment son enseignement, mais il m’avait fait parvenir tout son cours sur le métabolisme phospho-calcique qui est resté pour moi un modèle de clarté et d’organisation ! Mais puisque Henri vient de rappeler que mes activités ne se limitaient pas à l’enseignement de la Physiologie, je peux révéler ici que mes interactions avec les enseignants missionnaires étaient aussi pour partager le ‘homard à la façon des moines’ avec cèpes, crème fraîche, le tout flambé au calvados de Haute-Normandie. Je me souviens que François Gallouin, que nous avons vu récemment, insistait pour venir au marché choisir le homard lui-même. J’étais ce que l’on appelait à l’époque un 'Volontaire du Service National Actif' !

 

Au retour j’ai été recruté à l’INRA de Toulouse par Robert Dantzer qui a été mon mentor pendant de nombreuses années et pour lequel j’ai une reconnaissance toute particulière. La problématique était simple. Puisqu’il y avait des problèmes de stress en élevage intensif, il suffisait de développer des thérapeutique anti-stress, d’où le recrutement d’un pharmacologue dans une station de pharmacologie pour travailler sur le stress. Mais c’est aussi l’époque où commence à apparaître la question de l’éthique de l’élevage et de la prise en compte de l’animal comme être vivant et sensible. Il nous est apparu rapidement que la question du stress en élevage intensif était un peu plus complexe que ne le supposait une approche simpliste, un peu manichéenne, de pharmacologie. Nous nous sommes rapidement orientés vers des études de psychobiologie de l’adaptation, ce qui a motivé notre installation à Bordeaux pour créer avec le Pr Michel Le Moal un laboratoire de ‘Psychobiologie des Comportements Adaptatifs’ sous la houlette de l’INSERM et au sein de l’Université de Bordeaux II.

 

A titre d’anecdote, on peut cependant noter que cette considération pour l’animal n’était pas encore totalement partagée. Lorsqu’avec Robert Dantzer, nous avons soumis en 1983 dans le 'Journal of Animal Science' un article sur ce thème intitulé 'Stress in farm animals - A need for reevaluation', nous avons bénéficié de 3 lecteurs pour évaluer le manuscrit et de 3 aller-retour. A court d’arguments, l’un des lecteurs a fini par écrire qu’il n’était pas scientifique de parler d’émotions chez les animaux. L’intérêt principal du cerveau était encore la préparation des vol-au-vent. Cet article a été cité plus de 250 fois depuis sa parution.

 

Les 30 années passées à Bordeaux ont été consacrées à l’étude du stress dans tous ses états. Je me rends compte, maintenant que je suis retombé dans un système INRA typique, combien j’ai usé et abusé dans l’allégresse de la plus totale liberté conférée par la multi-appartenance – INSERM, INRA, Université - qui n’était pas du tout structurée à cette époque et qui assurait des budgets confortables. Et en effet ma recherche a été foisonnante, même si, de mon point de vue au moins, il n’y a pas eu dispersion puisque je n’ai eu que le STRESS pour obsession. Diversité d’espèces, le Rat surtout et occasionnellement la Souris comme espèces modèles, le Porc comme espèce de destination, mais aussi comme espèce modèle intéressante pour une recherche translationnelle vers l’espèce humaine, à laquelle nous nous sommes également intéressés dans mon laboratoire en raison de rapports étroits avec la clinique. Diversités d’approches surtout, comportement et neuroendocrinologie, les deux bras armés de l’adaptation dont l’activité nous révèle ce qui se passe au niveau du cerveau, auquel on accède directement par les approches des neurosciences, telles que neurochimie et neuropharmacologie. Quelques incursions aussi dans le système immunitaire, et en particulier le système immunitaire inné, qui tisse avec les systèmes biologiques de réponses au stress des liens aussi étroits que complexes.

 

Dans toutes ces études de psychobiologie de l’adaptation, la variabilité individuelle et ses bases génétiques ont été au cœur de nos préoccupations, tant sont importantes les différences que l’on peut observer au niveau des processus qui participent à l’adaptation des individus à leur environnement, que ce soient les processus psychiques (psychologie différentielle) ou biologiques comme l’axe corticotrope. Il n’y a pas vraiment de stress, mais autant d’individus stressés, tant la variabilité est la règle. Je ne voudrais pas choquer mes éminents collègues généticiens, mais pour moi, la génétique a surtout été et reste encore essentiellement un outil pour comprendre la physiologie, qui n’est pas unique et standardisée, mais plurielle et diversifiée. La montée en puissance progressive des outils de génétique moléculaire a été une opportunité pour approfondir ce type d’étude dans un champ relativement peu exploré, mais qui prend maintenant une importance particulière en élevage sous le terme de robustesse. En effet, la sélection génétique intense qui a apporté des progrès spectaculaires des niveaux de production et de l’efficacité alimentaire, s’est accompagnée d’une dégradation des caractéristiques générales des animaux - ce que l’on appelle maintenant la robustesse - et qui regroupe l’ensemble des caractères dits ‘fonctionnels’ comme la survie des nouveau-nés, la qualité des aplombs, la résistance aux maladies, la longévité productive. Les nouveaux outils de la sélection génomique devraient permettre de mieux prendre en compte ces caractères dans les schémas de sélection, tout comme ils vont probablement révolutionner l’ensemble de la sélection des animaux domestiques.

 

L’affichage « stress en élevage intensif », petit opuscule écrit avec Robert Dantzer et paru en 1979, nous a propulsés dans le champ du bien-être animal, qui n’a cessé de se développer depuis ce temps. De nombreuses réunions au niveau européen ont permis de donner des bases scientifiques aux nombreux textes réglementaires qui régissent maintenant cet aspect de l’élevage, du transport et de l’abattage des animaux. STRESS, ROBUSTESSE, DOULEURS, BIEN-ETRE, restent au cœur de mes intérêts de recherche, et je sais que ce thème est cher à l’Académie, ainsi qu’en témoigne l’excellent rapport de Claude Milhaud sur l’utilisation du néologisme « bientraitance » à propos de la protection des animaux (approuvé par le bureau le 21 juin 2007). Qui mieux que les vétérinaires peuvent être les garants du bien-être animal ? En effet la satisfaction des besoins de l’animal, la bientraitance, est une condition indispensable à son bien-être mais celui-ci ne peut s’apprécier, in fine, qu’en recueillant l’avis de l’animal lui-même, puisque par définition, le bien-être fait référence à la perception subjective de la situation par l’individu, ce qui suppose que l’on soit à l’écoute de l’animal.

 

Pour finir, je voulais aussi évoquer la dimension internationale de mes travaux. Après mon séjour Californien évoqué par Henri, j’ai développé des liens étroits de collaboration avec la Pennsylvanie. Avec mon collègue Byron Jones, nous organisons presque chaque année une école internationale de neurogénétique et comportement qui s’est déjà déroulée en France, Etats-Unis, Suède, Brésil, Russie. L’Europe est maintenant le terrain de jeu des chercheurs, et plusieurs projets européens m’ont permis ces dernières années de travailler en collaboration avec plusieurs grands Instituts de recherche en Ecosse, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Catalogne pour ne citer que le plus importants. Finalement, les collaborations vers l’Est jusqu’en Sibérie à Novossibirsk me permettent de faire bientôt le tour du monde. Si notre Académie est Française, elle a cependant un rôle dans la défense de notre excellence – on le voit aujourd’hui avec l’enseignement vétérinaire – et sa diffusion internationale.

 

Je ne voudrais pas terminer ce discours sans associer à l’honneur que vous me faites toutes les personnes dont l’activité et le dévouement jusqu’à l’abnégation m’ont permis d’être ici aujourd’hui,

- tout d’abord mes parents de condition modeste et pour lesquels il n’a pas été facile de donner une instruction supérieure à leurs 5 enfants,

- ceux qui partagent ma vie de tous les jours et mes nombreuses absences,

- tous ceux qui ont jalonné mon parcours professionnel – et que nous avons évoqué précédemment – ou qui ont contribué aux travaux réalisés

- et finalement l’INRA qui me permet de vivre depuis plus de 35 ans d’une activité essentiellement ludique, et qui a toujours soutenu sans faille mes recherches.

 

Chers Collègues, il est clair que ma base toulousaine et mes engagements professionnels ne facilitent pas la participation à toutes les séances de l’Académie. J’essaie cependant d’être assidu aux réunions de la section 1 « Enseignement-Recherche » et de participer autant que possible aux autres sessions pour contribuer, dans la mesure de mes compétences, au développement de notre Académie et au rayonnement de la vétérinaire française.

 

                                                                                                          Pierre Mormède